S2 / Chapitre 15 - Kappla

Il était à peine dix heures. Le soleil éblouissait Twinbrook, malgré les nuages, et sa chaleur estivale se répandait dans toute la région, perçant jusqu'aux plus épaisses couches de brouillard marécageux.

Sa lumière ne parvenait pourtant pas jusqu'à la côte, qu'Aurelio aimait observer. L'océan gris, à perte de vue, se confondait avec les nuages, comme s'il se poursuivait dans le ciel. Les arbres carbonisés se fondaient à merveille dans l'amas de sombres chênes et de saules pleureurs. Les ponts en bois vermoulu s'affaissaient, jour après jour, fatigués peut-être de devoir attendre un train à accompagner. Le sol boueux accueillait çà et là des épaves de voitures, des bicyclettes tordues, des ruines de maisons en bois ou de châteaux d'eau, des panneaux de circulation ou des rails abandonnés. Ce spectacle de désolation inspirait Aurelio, et lui permettait de se laisser aller, loin de ce monde, en oubliant tout, même l'inoubliable, l'inoubliable nuit où son père était mort, sa maison et sa vie parties en fumée...

Toute cette poésie qui voyageait dans l'air donnait à Aurelio l'envie d'essayer de la saisir, même si, à mains nues, ce n'était pas évident. L'écriture poétique n'avait jamais été le fort du jeune écrivain mais, avec le temps, l'expérience apprenait à trouver les bons outils pour mieux exprimer.

Il ne laissait pour autant pas son travail de côté, qui demandait plus d'attention que jamais. De nombreuses réunions avaient été prévues ces derniers jours, et pour cause : plusieurs journalistes du groupe avaient déniché un gros scandale d'évasion fiscale au sein d'une grande firme pharmaceutique internationale. Le bureau du journal local était devenu un véritable cabinet d'enquête. En bon reporter d'investigation, Aurelio était le mieux placé pour dénicher des informations utiles et pour jouer le détective perspicace. A force de persévérer, il avait enfin touché une grosse affaire et risquait bien l'augmentation ou la promotion s'il la menait à bien !

Mika ne s'offusquait pas du peu de temps qu'Aurelio passait avec elle. Au contraire, elle aimait être seule. Elle savait que l'accouchement était proche et semblait redouter ce moment. Elle passait le plus clair de son temps à peindre, un domaine dans lequel elle commençait à exceller, ou elle se baladait dans les marais. Peut-être était-elle nostalgique de sa vie d'avant, même si elle avait dit avoir été en désaccord permanent avec sa famille. 

Adam se renfermait toujours plus, ne voyant sa famille qu'au moment des repas, lorsqu'il ne les prenait pas au commissariat ou au restaurant. De temps en temps, il s'occupait de sa mère, mais il était souvent au travail ou à la casse, en train de bricoler. Une nouvelle passion qu'il avait sûrement tiré de ses études à l'université.

Simona continuait également de se renfermer sur elle-même, mais aussi dans sa chambre. La sieste dans le siège à bascule occupait toute sa journée, lorsqu'elle ne se perdait pas en ville comme c'était arrivé plusieurs fois. Elle avait du mal à reconnaître ses enfants et avaient des trous de mémoire de plus en plus importants. La seule chose qu'elle n'oubliait pas était Vincenzo, et sa tombe qu'elle continuait à aller voir quotidiennement.

Tandis que Simona regrettait son défunt époux et sombrait à petit feu, son fils aîné Aurelio connaissait la plus grande joie de sa vie. Ce petit visage qu'il avait sous les yeux avait grandi, mûri pendant neuf mois, pour au final dessiner cette expression si neutre propre aux nouveaux-nés. Souhaitez la bienvenue à Amadeo !

Le tout jeune père avait sûrement hérité la fibre paternelle de Vincenzo, puisqu'il s'occupait de son fils à la moindre occasion, même lorsqu'il y avait des couches à changer. Bien qu'avec la tonne de travail qui l'attendait au bureau, il ne pouvait prendre de congés, il faisait tout pour passer le maximum de temps avec Amadeo, même au petit matin, avant de partir.

Mika ne manifestait pas autant d'intérêt pour son fils que son compagnon. Elle restait toujours près de lui, en cas de besoin, mais continuait ses peintures ou lisait. Elle semblait anxieuse depuis qu'elle avait appris sa maternité. Peut-être avait-elle besoin de temps pour apprendre à devenir mère, pour apprendre à aimer cela ? Il n'était pas évident de devenir parent.

Quant à Adam, il ne savait quoi penser de cet enfant. C'était le seul avec qui il avait un lien de parenté. Peut-être pourrait-il devenir quelqu'un de bien en prenant soin d'une autre personne ? Peut-être était-ce un moyen de se rapprocher de son frère, même s'il fallait pour cela s'exposer à Mika ? Après tout, Adam en avait marre de cette guerre. Parfois, il entrait dans une grande colère fraternelle, et l'instant d'après, il était plein de regrets. Incroyable comme l'âme humaine pouvait être complexe.

Aurelio avait l'impression de renaître. Non seulement parce qu'il avait un fils, mais aussi parce qu'Amadeo représentait une nouvelle vie. Son travail lui plaisait – plus qu'à Monte Vista, car avec tout le respect qu'il devait à cette ville, elle ne lui avait rien apporté de palpitant professionnellement parlant – et il commençait à avoir des amis, une compagne… A nouveau il se sentait vivant. A nouveau, il se sentait vivre, avait l'impression d'être quelqu'un. A nouveau, les choses reprenaient le bon sens.

Goodwin – Et tu n'as pas eu ce trouble, assez mythique, du passage de fils à père ?

Aurelio – Non… En fait, je crois que ça s'est produit quand mon père est mort. Mais ce sentiment a sûrement été… recouvert, enfoui sous un tas d'autres. J'étais furieux, j'avais la rage, qu'il soit mort pour une cause fondamentale alors qu'il lui restait beaucoup de choses à faire, comme s'occuper d'Adam et moi… Bref, cette transition ne m'a pas trop tourmenté. Peut-être que tu connaîtras ça bientôt !

Goodwin – Ben justement… Jenni a eu une fille.

Aurelio – ...Attends, tu veux dire…

Goodwin – C'est moi le père.

Aurelio – ...Oh bordel. Tu le sais depuis quand ?

Goodwin – Depuis la semaine dernière. Elle est venue, en pleurs, à la maison. Elle est restée à peine cinq minutes. Elle m'a avoué que c'était moi le père, et pas Eric. Je pouvais pas savoir, on a rompu… Bah, y'a un an. Et la petite a trois mois. Mais comme elle voyait Eric avant…

Aurelio – C'est un vrai merdier, cette histoire… Elle s'appelle comment, la petite ?

Goodwin – Marie-Charlotte. Tu parles d'un prénom…

Aurelio aurait aimé passer plus de temps en compagnie de son fils, de ses amis ou de Mika – qu'il sentait un peu absente ces temps-ci – mais le travail l'appelait encore et encore. Cette fois-ci, il était invité à un congrès de journalistes et consultants en finance et en économie pour discuter de cette affaire sensible d'évasion fiscale. Le journal The Advocate, où travaillait Aurelio, avait réuni une agglomération de journaux et de groupes d'investigation pour permettre à l'enquête de progresser plus vite, tellement elle prenait de l'ampleur. Il n'était plus seulement question de plusieurs millions de dollars envolés vers les îles paradisiaques mais aussi de délocalisation malhonnête, de corruption et de manipulation de l'opinion publique. Sans compter de possibles scandales sanitaires liés à la composition de certains traitements… Aurelio avait touché du très, très lourd !

Aussi, avant son départ pour Bridgeport – une intervention au journal local The Bridge lui avait été confiée –, il s'entretint avec Mika au sujet d'Amadeo.

Aurelio – Alors tout va bien ?

Mika – Mais oui, je t'assure… Ne te fais pas de souci. Je m'occuperai de lui.

Aurelio – Tu es quand même sûre que tu ne veux pas d'anxiolytiques ? Je te trouve très tendue ces derniers temps. C'est le bébé ?

Mika – Mais non… Il n'y a rien. Bon, il faut que j'aille faire la lessive.

C'est ainsi qu'Aurelio partit pour Bridgeport, au Connecticut. Il était ravi que son patron lui ai donné cette opportunité, et fit de son mieux pour informer plus en détail les reporters du Bridge sur l'enquête. Ce voyage lui permit également de faire un petit tour à l'université John Simlius, où rien n'avait changé, mis à part les élèves. Ce brin de nostalgie n'aurait été gâché si Aurelio ne s'était pas aperçu de la voiture qui l'avait suivi tout le long de ses trajets. Discrètement, bien entendu, mais il avait l’œil pour ce genre de choses…

Heureusement, il avait réussi à semer ses poursuivants pour les retrouver quelques minutes plus tard. Il avait finalement décidé de suivre leur trace, jusqu'à cet entrepôt à Twinbrook. Plutôt étonnant, comme coïncidence… En se cachant, il réussit à surprendre quelques bribes de conversation…

« ...Jusqu'à Bridgeport, oui… Non. Du moins, je ne pense pas… Eh, ça va, on fait ce qu'on peut hein… Il ne sait rien de la tour. Je ne pense pas qu'il sache quoi que ce soit de l'Alliance non plus, par ailleurs.Nos informateurs en sont certains, eux… Bon, très bien. Transmettez tout cela à Monsieur Rossi, il sera peut-être soulagé de l'apprendre… Oui, je suis d'accord. Bon, au revoir. ».

Aurelio n'en revenait pas. C'était comme si une ceinture invisible lui compressait le ventre et la gorge… L'air avait du mal à passer dans ses poumons… Le cœur battait à toute allure. Plus les minutes passaient, plus il commençait à comprendre. L'Alliance… C'était aussi dans les dossiers de Costanzo Rossi, non ? Son père lui en avait parlé, du dossier Antenatio… Cela l'avait marqué. Et ces informateurs… C'était désormais clair : les Antenatio étaient surveillés et n'étaient pas en sécurité.

Il fallait tout de suite avertir la famille. Aurelio avait foncé le plus vite possible jusqu'à la maison, grillant les panneaux stop et les feux de circulation. Mais en passant le seuil d'entrée, il sentit immédiatement une ambiance tout à fait différente, froide, étonnamment singulière… Il y avait Adam, assis sur ce fauteuil…

Adam – Aurelio… Tu es là.

Aurelio – Pas le temps de discuter, on doit… Tu as l'air étrange… Qu'est-ce-qu'il y a ?

Adam – Mmm… Ma… Maman… Morte.

Aurelio – ...Quoi ?

Adam – Elle n'est plus là.

Adam – Il y a deux jours. Le soir de ton départ. Elle n'est pas venue manger. Je suis venu lui apporter un plat de spaghettis, et là… Elle était allongée à moitié par terre, ses jambes étaient encore sur le lit. La lampe de chevet était renversée… Infarctus.

Aurelio – Comment… ...Je…

Maman n'était plus là. C'était comme si tout s'effondrait. Comme si l'âme s'embrasait. Comme si le corps explosait de l'intérieur. Comme si l'on coupait les racines du plus grand arbre de la forêt. Comme si l'on perdait pied dans l'océan tout à coup. Comme si la vie n'était qu'une pile de kapplas.

Adam – Ah, et j'ai trouvé cette lettre, aussi. Je crois que c'est pour toi. Mais ce n'est pas de maman.

A suivre...

Comments

[mawleo]

Hahaha, bonjour moi du passé, j'ai enfin rattrapé mon retard, tout du moins jusqu'ici o/

[mawleo]

aaaaaah, arrête de poster des chapitres j'ai toujours pas rattrapé mon retaaaard D: