S1 / Chapitre 1 - Première perspective

Le jour était déjà levé. Les champs s'enveloppaient petit à petit de leur robe dorée, sous un soleil de Toscane plus intense que jamais. Le chant des oiseaux s'élevait des arbres, le fracas des vagues sur la côte, proche, berçait la vie de Monte Vista chaque matin, chaque après-midi, chaque soir.

 La légère brume tombée pendant la nuit s'évaporait, laissant place à l'éveil. Les habitants les plus matinaux achevaient leur sommeil et commençaient leur journée. Et parmi tout cela...

 Il y avait une jolie maisonnette, faite de vieilles pierres, de bois et de tuiles. Inhabitée jusqu'à la veille, elle accueillait aujourd'hui un pensionnaire tout droit arrivé du Connecticut. Pourtant d'identité américaine, il avait choisi, après ses études politiques, de venir s'installer en Italie, ce pays qu'il chérissait tant, dont il connaissait également la langue, le mode de vie, la culture. Ce pays d'où venait sa famille, ce pays où il venait chercher, peut-être, les traces de son ancienne famille. Ce pays où il venait chercher une vie meilleure, moins superficielle, plus humaine qu'artificielle. L'attraction qu'il avait pour la Toscane en faisait un lieu idéal pour construire une nouvelle vie.

 Ce jeune étudiant était arrivé hier soir. Soucieux d'avoir assez d'argent pour vivre correctement, il avait préféré garder ses économies de côté et prendre avec lui les meubles de ses grands-parents, décédés récemment, et qui n'avaient d'autre meilleure utilité au sein de la famille. Il pensait d'ailleurs appeler ses parents le soir-même, lorsqu'il aurait fait toutes les démarches nécessaires à l'arrivée dans une ville.

 Ce charmant jeune homme se nommait Vincenzo Antenatio. Attiré par tout ce qui relevait de l'art, il éprouvait un désir de rendre service et d'améliorer le quotidien des gens qui vivaient autour de lui. Malgré le fait qu'il se passionne pour la cuisine, la musique, la photographie, la peinture ou encore la littérature, il était bien à son aise en diplomatie, et son franc-parler ainsi que ses positions politiques avaient toujours été (plus ou mois) appréciés. Sa principale qualité, vous dirait quiconque le connaissait – en adversaire ou en partenaire – était le pragmatisme et l'esprit d'examen. Du fait d'être un homme intelligent, Vincenzo était dans une perpétuelle remise en question, sur les grands sujets politiques, le mode de vie de tout un chacun, et aussi sur son propre comportement.

 Aussi, lorsque Vincenzo avait obtenu son diplôme à l'Université John Simlius, il avait eu la ferme ambition de devenir maire. Seulement, pour devenir maire, il fallait connaître la ville, ses habitants, son histoire, son caractère, comme un animal à apprivoiser, voire à apprendre. Il fut enchanté d'avoir été choisi comme membre du conseil municipal. A vrai dire, peu de gens s'étaient présentés pour représenter leur ville : les Toscans avaient beau s'intéresser à la vie politique de leur communauté, ils n'étaient pourtant pas prêts à s'engager sur cette voie. Vincenzo fut en revanche moins heureux de rencontrer le maire, un certain Costanzo Rossi, dont les idées lui déplaisaient. Homme de droite, conservateur, capitaliste et partisan d'un ordre public presque militaire, il était tout ce que Vincenzo aimait le moins.

 Prenant ses devoirs à cœur, comme une responsabilité personnelle, Vincenzo arpenta le centre-ville de long en large, découvrant le merveilleux théâtre de la ville, et sa charismatique directrice, Nicoletta Lombardi. Cultivée, et désireuse de bien faire, elle lui avait exposé l'activité culturelle de Monte Vista, regrettant pourtant la perte de nombreux spectateurs et la baisse de ses subventions. Vincenzo se réjouit de l'entendre traiter de « vieux chiffon malodorant » le maire actuel, et se réjouit encore plus lorsqu'elle lui apprit qu'elle était également membre du conseil municipal ! Voilà une première collègue avec qui il pensait bien s'entendre.

 Pour fêter son arrivée en ville, Vincenzo décida de s'offrir un bon repas au restaurant Il Succulento, le meilleur restaurant gastronomique de la région, selon les dires. Et il ne fut pas déçu ! Lorsque la cheffe de cuisine apporta et présenta le plat qu'elle avait confectionné (des pappardelles au sanglier accompagnées d'une soupe au chou rouge), il  en eut l'eau à la bouche, même si son palais était habitué aux bons plats de sa mère, très douée pour cuisiner. A la fin du repas, il remercia la cheffe et discuta de gastronomie avec elle. Simona Valenci lui fit part de ses inquiétudes quant au risque de fermeture du restaurant, peu fréquenté, car forcé à augmenter ses tarifs pour continuer à acheter de bons aliments. Néanmoins, elle fut heureuse de rencontrer Vincenzo.

 A la tombée de la nuit, Vincenzo se coucha, satisfait de sa première journée à Monte Vista. Bientôt, lorsqu'il serait bien installé et intégré, il pourrait entreprendre de chercher des traces de la famille Antenatio. Ses parents lui en avaient parlé, comme une légende dans la famille, lui racontaient des histoires – réelles ou inventées, il ne le savait pas – sur des chevaliers qui auraient porté leur nom. Et il comptait bien résoudre l'énigme qui s'était toujours posée, à laquelle ses parents n'avaient pas trouvé de réponse : pourquoi avaient-ils quitté l'Italie ? Et quand, précisément ? Mais il était tard et le sommeil l'enveloppait déjà comme un cocon lorsque toutes ces pensées apparaissaient dans son esprit.

 Le lendemain, Vincenzo s'était levé aux aurores pour admirer le paysage. Ça aussi, il en avait entendu parler. De grandes étendues boisées, des toits de tuiles cramoisies, une mer s'étendant à l'horizon comme un voile tendu vers l'éternité, et ce soleil qui teintait le ciel d'un orange comme aucun autre. Le jeune homme n'avait pour l'instant pas regretté sa décision de venir ici.

 Mais le poids des responsabilités reposait sur les épaules de Vincenzo et, en ce premier jour de travail, il devait absolument faire bonne impression et trouver rapidement son camp dans l'étendue sauvage, la jungle qu'était l'institution communale. Et lorsqu'il se retrouva devant ce gigantesque édifice, à neuf heures moins dix, il sentit sa gorge se contracter légèrement. Le message gravé au dessus de la grille d'entrée s'imprimait au fer rouge dans sa tête : « La couronne est puissance ».

 Mais finalement, Vincenzo n'avait pas eu grand-chose à craindre. Au contraire, il fut accueillit à bras ouvert par les élus municipaux et ces derniers prirent plaisir à lui faire découvrir comment fonctionnait la ville et les quelques projets qu'ils examinaient en ce moment. Vincenzo prit beaucoup de plaisir à exercer son nouveau métier, à travailler en dehors de ses horaires à la bibliothèque. On lui avait confié beaucoup de travail, histoire de savoir s'il était à la hauteur de sa fonction, mais il se révéla coriace et après examen du projet de taxe « prévoyance entreprises », il se sentit fier d'avoir exposé ses connaissances juridiques et sa réflexion pour prouver que cette taxe supplémentaire pour les habitants de la ville n'était pas une bonne idée pour relancer le commerce à Monte Vista.

 Malgré le fait qu'il ait énormément de travail à faire pour le conseil, Vincenzo parvenait à trouver du temps libre pour s'adonner à des activités moins stressantes. Le sport était un bon moyen de décompresser et on disait toujours que l'art ouvrait l'esprit et pouvait être bénéfique au travail. L'ouverture d'esprit était justement une qualité des plus importantes dans son secteur…

 Grâce à cette ouverture d'esprit, notamment, il apprit beaucoup de son dîner avec Luis Toledo, le riche propriétaire du restaurant Il Succulento, gentiment organisé par Nicoletta Lombardi, sa nouvelle amie et collègue. Cette rencontre lui permit d'en apprendre plus sur les problèmes qui gangrenaient le commerce local. Luis lui raconta comment les nombreuses taxes appliquées par le maire obligeaient les magasins, restaurants et lieux culturels à fermer les uns après les autres pour être rachetés par la mairie.

Vincenzo – Donc, le maire s'enrichit en faisant couler les commerces ? Je dois avouer que je n'aimais pas beaucoup Costanzo Rossi mais si ce que vous dites là est vrai…

Luis – Mais bien sûr que c'est vrai ! La mairie exerce une pression incroyable sur mon établissement pour qu'il ferme, sous couvert d'égalité, parce qu'on ne paierait pas assez d'impôts, paraît-il… Mais on sait bien à qui ils reviennent !

Vincenzo – Au maire, vous voulez dire ?

Luis – Ha, non, mais presque. Les nouvelles taxes ne sont pas investies dans un programme de relance économique ou culturelle comme elles prétendent l'être. Elles sont directement reversées à des mafieux de Monte Vista ! C'est ça, le plus gros problème. Ils sont nombreux ici ! Je peux vous dire que j'en ai sué, pour réussir à maintenir mon commerce en leur présence !

 Vincenzo était reparti chez lui bredouille ce soir-là. Il ne pensait pas que le maire était si mauvais que cela. Et visiblement, ses arrangements illégaux, si l'on pouvait dire, semblaient de notoriété publique. Comment se faisait-il qu'il soit encore en fonction, alors ?

 Même si Vincenzo était révolté de voir une telle vérité exposée mais cachée au public – peut-être, après tout, était-il un peu trop optimiste quant à l'honnêteté de certains hommes politiques, même les moins gradés –, il restait pour autant un homme qui laissait un peu son travail de côté durant les week-ends. L'été était là et le soleil répandait sur la Toscane une chaleur quasi-étouffante, lui laissant l'occasion d'aller faire un tour du côté de la plage bien peu équipée, il fallait l'avouer. Pas de barbecues, pas de marchand de glace, rien de bien agréable à part une dizaine de bains de soleil. Mais l'eau et la lumière étaient là, alors…

 La sortie à la plage ne dura cependant que guère de temps avant qu'une invitation à boire un apéritif chez Nicoletta Lombardi ne parvienne à Vincenzo. Lui qui souhaitait se faire de vrais amis, c'était l'occasion de souder sa relation avec sa collègue. Ils passèrent la soirée à discuter du travail, Nicoletta discutant de quelques dossiers que Vincenzo ne connaissait pas, et ce dernier lui rapportant ce que Luis Toledo lui avait dit.

Nicoletta –  Oh, tu sais, je ne suis pas surprise. Cela fait des années qu'on murmure des choses déplaisantes sur Rossi. Mais comme il est maire et qu'il plaît, aussi étonnant que cela puisse paraître, à une bonne partie de la population de Monta Vista, il fait un peu ce qu'il veut.

 Vincenzo eut l'occasion d'observer ces coups de force du maire. Il arrivait que, régulièrement, certaines décisions du conseil municipal soient invalidés par certains examinateurs, que Vincenzo trouvait bien proches du maire. Il découvrit aussi sa fâcheuse tendance à se montrer royalement impoli et provocateur envers les personnes qui n'étaient pas de son bord. Aussi, lorsque Vincenzo avait dû lui soumettre un descriptif de ses idées pour améliorer la ville, il était sorti de son bureau, sans lui adresser un regard, et avait jeté sa rédaction à la poubelle en disant à sa secrétaire : « Encore un de ces gauchistes, Vita ! ».

 Cet élan d'antipathie pour le maire, qui visiblement se considérait au-dessus de toute personne, avait redonné des forces à Vincenzo qui s'était lancé dans la rédaction de suggestions pour la relance économique et dont il était sûr qu'elles rendraient le maire furieux. Peu importait si ses idées passaient ou pas, il voulait juste prouver au maire ce dont il était capable, et bien lui faire comprendre qu'il n'était pas un petit larbin qui se laisserait dominer.

 L'idée lui était venue de revenir à la racine de la démocratie. Qui mieux que les commerciaux pour régler les problèmes de commerce ? Il fallait donner la parole à chacun pour savoir ce qu'il avait à dire, ce qu'il proposait, ce qui lui posait souci. Et il pensa directement à Simona. Rarement il avait vu quelqu'un qui aimait et connaissait autant son métier qu'elle, lorsqu'il avait discuté gastronomie avec elle. Si elle n'était pas la propriétaire du restaurant Il Succulento, elle en savait beaucoup sur sa situation et maintenait l'une des cuisines les plus renommées de la région voire du pays en place. Vincenzo s'avouait aussi à lui-même que revoir ses beaux yeux ambrés et souriants était une bonne raison de lui rendre visite !

 Vincenzo avait donc profité de sa soirée avec Simona pour discuter – entre-autres – politique. Après leur longue conversation, il avait trouvé la solution : réaliser une étude de satisfaction du maire auprès des habitants. Costanzo Rossi ne pourrait pas refuser une telle idée et cela permettrait à Vincenzo et au conseil municipal de savoir qui vote pour lui ou non, et pourquoi. En bon chevronné, il travailla dessus tout son week-end, pour que le projet puisse être soumis au conseil municipal d'ici la semaine prochaine.

 Le premier jour de la semaine, Vincenzo soumit son travail au conseil. Il fut bien surpris de voir l'ensemble du conseil accepter avec enthousiasme son projet, que ce fut pour montrer que le maire était un bon maire, ou que ce fut pour faire éclater ce que Vincenzo considérait comme la seule vérité valable. Pour le récompenser de ce travail, les élus municipaux l’élurent comme Inspecteur parlementaire. Il était désormais en charge de réaliser, en compagnie d'autres membres du conseil, l'étude de satisfaction. Heureux de voir cette tâche lui revenir, il fut tout aussi heureux de voir l'estime qu'on lui accordait et, dans une moindre mesure, l'augmentation significative de son salaire.

 Mais gagner plus voulait aussi dire travailler plus. Ce soir-là, pour faire bonne mesure, Vincenzo institua un rythme de travail important afin de ne pas être débordé. Il accorda une attention particulière à tout ce qui touchait à l'économie, la culture et la communication, ce qui lui valu un détour par la librairie pour en ressortir avec au moins une vingtaine de livres dont tirer des leçons pour son inquisition.Parmi eux : Guide du sondage, Droit commercial, Comprendre le commerce, Le pouvoir de l'impression ou encore Que voulez-vous dire par Communication ?.

 Avec tout ce travail à la maison, Vincenzo n'avait plus beaucoup de temps pour lui-même, mais peu lui importait. S'il parvenait à réaliser cette étude, il aurait peut-être de quoi se faire entendre auprès du maire. Mais ce sondage permettait aussi de voir au-delà du conseil : il allait sûrement trouver dans les résultats un certain mécontentement qu'il pourrait essayer de combler. S'il arrivait à satisfaire une partie de la population et à sa faire une bonne image, le poste de maire n'était peut-être pas loin ! Mais il fallait d'abord rendre service et apprendre de la ville et de ce qu'elle avait à offrir. 

Grâce aux quelques connaissances qu'il avait acquises, Vincenzo avait pu construire ses critères d'évaluation et avait établi la liste des établissements à questionner. Il restait encore à rédiger les sondages, organiser les rendez-vous avec tous les patrons et directeurs qu'il devait rencontrer, assurer les entretiens avec les différents membres du conseil qui allaient l'épauler, et par dessus tout, commencer à songer aux mémoires que Nicoletta lui avait recommandé d'écrire, histoire de se donner une chance dans ce monde politique sans pitié… Une masse de travail, une montagne immense, dressée face à lui, prête à le dévorer, si lui ne s'y collait pas au plus tôt. Alors, quelle meilleure façon, pour attaquer cette montagne de paperasse, de réflexion et, certainement, de Dafalgans…

 ...Que d'aller boire un coup chez Simona Valenci, autrement dit, la seule femme qui était capable, en une parole, de briser ses doutes et ses tensions ?

A suivre !

Comments

[mawleo]

Genre, c'est un étudiant qui veut économiser et il va au resto gastronomique, il a le sens des priorités ce petit XD

Héhéhé, il a l'air de bien l'aimer la petite Simona 8) Elle est cute en même temps c: